67.

À dix heures du soir, ce 15 décembre, le sergent Harry Stemkowsky ne parvenait toujours pas à y croire.

Il venait d’acheter une nouvelle Ford Bronco, ainsi qu’un luxueux manteau en fourrure de castor pour Mary. Pour la première fois depuis leur mariage, quatre ans plus tôt, ils vivaient enfin décemment.

Qui donc serait capable, se répétait-il, de s’accoutumer du jour au lendemain à posséder un million et demi de dollars sur son compte en banque ?

Harry Stemkowsky se faisait un peu l’impression d’être un de ces gars qui, ayant gagné la grosse somme au Loto, conservaient fébrilement leur emploi de concierge ou de postier. Cela faisait trop d’un coup et c’était trop brutal.

À dix heures vingt, Stemkowsky, au volant de son taxi, s’éloigna prudemment du bruit de la circulation et des éclairages jaunes éblouissants du centre de Manhattan, au niveau de la 60e Rue Est. Il avait fini son habituelle journée de travail de dix heures, suivant à la lettre le schéma directeur des taxis Vétérans, le plan dicté par le colonel Hudson avant leur réussite finale.

Son taxi s’engagea en cahotant avec un bruit de ferraille sur le Queensboro Bridge.

Quelques minutes plus tard, Stemkowsky emprunta une avenue animée de Jackson Heights puis se dirigea vers la 85e Rue, où Mary et lui habitaient.

En descendant sa rue, Harry se passa distraitement la langue sur les lèvres. Il savourait déjà le bœuf bourguignon que Mary lui avait promis lorsqu’il était parti travailler ce matin-là.

La perspective de la viande, des échalotes et des petites pommes de terre dodues qu’elle faisait généralement en accompagnement le ravissait. Il songea que Mary et lui devraient peut-être se retirer dans le sud de la France quand toute cette affaire serait réglée. Ils étaient assez riches pour pouvoir y vivre comme des princes. Ils pourraient s’empiffrer de succulente cuisine française jusqu’à l’écœurement. Ensuite, pourquoi ne pas descendre en Italie ? Et puis après, peut-être la Grèce ? La Grèce était supposée être bon marché. Pfou ! Quelle importance que cela fût bon marché ou non ?

Harry Stemkowsky accéléra sur la dernière portion du trajet avant d’arriver chez lui.

— Putain de merde, mec ! brailla-t-il en pilant.

Un homme grand et chauve à l’air totalement bouleversé avait déboulé devant le taxi. Il agitait frénétiquement les bras au-dessus de sa tête en criant. Stemkowsky ne l’entendait pas parce que les vitres de sa voiture étaient remontées.

Mais l’expression de l’homme lui rappela le Vietnam et les redoutables patrouilles de nettoyage dans les villages après les dévastateurs bombardements à faible altitude des avions Phantom. Et il sut qu’il s’était passé quelque chose de terrible et d’imprévu – une chose affreuse avait eu lieu dans son quartier.

L’homme hagard se tenait à présent de l’autre côté de sa portière. Il hurlait toujours :

— Aidez-moi, s’il vous plaît ! Aidez-moi ! Je vous en prie !

Stemkowsky finit par baisser sa vitre. Il s’était emparé du micro de sa radio, prêt à appeler les secours.

— Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui s’est passé, monsieur ?

Subitement un petit Beretta noir apparut, que l’homme braqua violemment contre la tempe de Stemkowsky.

— Voilà ce qui se passe ! Ne bouge pas. Repose ce micro.

Un deuxième homme émergea alors de l’obscurité. Il ouvrit la portière grinçante côté passager d’un geste brusque.

— Fais demi-tour, Stemkowsky. Il n’est pas encore tout à fait l’heure de rentrer chez toi.

Plus tard – plusieurs minutes ? plusieurs jours ? Stemkowsky n’aurait su le dire avec précision car il avait perdu toute notion du temps –, il sentit des mains l’agripper brutalement sous les aisselles et le soulever sans ménagement.

Les mains le lâchèrent sur une chaise en bois qui craquait.

Il devina un visage d’homme – une vision rose et floue – qui se baissait sur lui et s’immobilisait à deux doigts de son propre visage. L’homme était désagréablement près.

C’est alors que l’esprit du sergent Harry Stemkowsky se figea sous l’effet du choc ! Ses yeux larmoyants se mirent à cligner rapidement.

Ce visage, il l’avait déjà vu. Récemment, à la télé, dans les quotidiens…

Non, il se gourait. La drogue qu’on lui avait injectée avait dû lui bousiller les neurones…

Que se passait-il ? Cette personne ne pouvait quand même pas être…

L’homme eut un horrible sourire.

— Je m’appelle François Monserrat. Mais vous me connaissez sous un autre nom, lui confirma-t-il. C’est un très gros choc pour vous, je le sais.

Harry Stemkowsky ferma les yeux un instant. Tout ça n’est qu’un mauvais rêve. Fais-le partir !

Il rouvrit les yeux et secoua la tête.

Il ne parvenait tout simplement pas à y croire. Cet homme était si près du pouvoir. Le traître suprême…

Lorsque Stemkowsky ouvrit enfin la bouche, ses paroles n’étaient pas loin d’être incohérentes. Ses lèvres enflées et poisseuses bavaient des mots incompréhensibles. Sa langue semblait avoir doublé de volume.

’liez v-v-vu fairrr enc’ler. En-f-f-fo-aré !

— Oh ! je vous en prie. Il est beaucoup trop tard pour vous indigner… Bon, alors… Regardez-moi ce que nous avons là. Jetez donc un coup d’œil à ça.

Concentre-toi, s’ordonna farouchement Stemkowsky. Concentre-toi.

Monserrat tenait dans les mains un sac en papier marron. Tout près du visage de son prisonnier.

Il en sortit un objet.

— Un fait-tout bleu. Ça vous dit quelque chose ? s’enquit-il en gratifiant Stemkowsky d’un autre sourire terrifiant.

Harry Stemkowsky poussa un hurlement. Il se débattit comme un forcené pour se libérer de ses liens, à tel point que ceux-ci lui lacérèrent la peau.

Juste devant ses yeux, une fourchette plongea lentement dans la marmite et y piqua un morceau de bœuf bourguignon dégoulinant de sauce.

Stemkowsky rugit à nouveau. Sans pouvoir s’arrêter.

— Vous m’avez tout l’air d’avoir deviné mon secret. Vous en déduisez sans doute aisément que cet interrogatoire est on ne peut plus important. D’une importance capitale pour moi. (Monserrat se tourna vers ses hommes de main.) Faites entrer notre amie cuisinière.

Mary n’était plus que l’ombre pitoyable d’elle-même. Son visage était tuméfié, violacé et à vif à de nombreux endroits. Elle grimaça en découvrant Harry. Il lui manquait des dents sur le devant et elle avait les gencives en sang.

— J-j-je vouzen p-prie ! (Stemkowsky se démena, soulevant du sol les pieds de la chaise à la force phénoménale de ses bras.) E’sait’ien.

— Je suis au courant de cela. Mary ignore de quelle manière vous êtes entré en possession d’obligations boursières volées à Beyrouth puis à Tel-Aviv. Mais, vous, vous le savez.

— Ne hui f-f-faites pas’e mal, sivou p-p-plaît…

— Je n’en ai aucunement l’intention. Si vous me dites ce que vous savez, sergent. Tout ce que vous savez. Et si vous me le dites tout de suite. Comment avez-vous obtenu les titres volés ?

Nouveau sourire, tout aussi affreux.

Stemkowsky hocha la tête.

Il livra des informations sur les obligations et les titres volés à Wall Street ; et sur l’attentat du 4 décembre. Mais rien sur l’endroit où se trouvait le colonel Hudson. Il ne donna d’ailleurs aucun détail précis concernant l’identité de l’homme à la tête du groupe d’anciens combattants. Mais c’était déjà beaucoup plus que ce à quoi Monserrat avait été habitué ces derniers temps.

Le terroriste baissa les yeux sur l’invalide et sa femme. Stemkowsky eut l’impression que Monserrat ne les voyait pas, comme s’ils avaient été immatériels.

— Alors, ne trouvez-vous pas que tous vos tourments et tout ce qu’a subi Mary étaient bien inutiles ? Nous aurions pu régler cela tous les deux en discutant calmement cinq minutes, grand maximum. Bien. Le moment de nous quitter est venu…

Un Beretta jaillit. Monserrat marqua un temps d’arrêt, pour permettre aux Stemkowsky de comprendre ce qui leur arrivait, puis il fit feu. Deux fois.

L’ultime pensée du sergent Harry Stemkowsky fut que Mary et lui n’auraient pas eu le temps de profiter de leur argent. Plus d’un million de dollars. Ce n’était pas juste. Mais la vie n’est-elle pas toujours injuste ?

Vendredi Noir
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